Le taxi file droit sur l’avenue Reforma. Il se prépare à entrer dans le rond-point de l’Ange de la Libération à une allure suffisante pour le faire incliner de manière inquiétante vers la droite. Les files des voitures ne sont jamais bien délimitées à Mexico, à l’image des contours lâches du District Fédéral, qui comptaient à la carte, neuf ou vingt-trois millions d’habitants selon le tracé des limites urbaines que l’on souhaitait prendre en compte. Pourtant, les Mexicains savaient dessiner des files d’attente comme personne, en double serpentin, sur trois cents mètres ou en cercle autour d’un immeuble dont on pouvait visiter le mirador. La coccinelle verte se faufile dans le flot poussif des véhicules en forçant le passage, doublant, à l’envi, à gauche ou bien sur la droite, klaxonnant, beuglant, gesticulant. Les sourcils drus du chauffeur de taxi m’interrogent dans le rétroviseur central.
- Depuis combien de temps es-tu au Mexique, señorita ?
- Tout juste un an.
- Et tu travailles ici, ou tu étudies ?
- Je travaille à l’Ambassade de France. Ou plutôt j’y travaillais.
- Tu as changé de travail?
- Je n’y travaille plus…
- C’était donc bien un accent français que j’entendais là, señorita ? J’espère que les gens t’ont bien traitée jusqu’ici à Mexico. Ici, les nenas bonitas ne courent pas les rues, la plupart son moches, chafas et désagréables pour couronner le tout.
Il semble hésiter puis poursuit :
- Heureusement, moi, j’ai de la chance, j’ai une petite nena qui s’occupe de moi en ce moment, c’est pas de la camelote, un brin de fille avec de jolies formes, adorable, jalouse, mais c’est normal, je ne lui en veux pas. Tu veux voir sa photo, señorita ?
Je regarde à travers la vitre. Un dernier salut à l’ange doré, le symbole de la capitale et de l’Indépendance. L’un des nombreux chauffeurs qui ont croisé mon chemin m’a rapporté que l’ange avait chu lors d’un tremblement de terre en 1957. Décapité, on avait dû lui apposer une autre tête d’or, depuis il trônait à nouveau dans le prolongement du Château de Chapultepec, comme son lointain cousin, le Génie de la Bastille. En 1985, une autre secousse, plus importante celle-là, a causé plus de dix mille morts et un programme télévisé, je crois me souvenir qu’il s’agissait de la chaine Televisa, a cessé de transmettre quand l’immeuble s’est écroulé sur le plateau qui tournait en direct. Je me suis imaginé à plusieurs reprises la scène, campant tantôt un caméraman, tantôt un téléspectateur. Le plafond s’était-il effondré comme un dictionnaire sur des gâteaux secs ? Quelle avait été la dernière pensée des employés sur le plateau, une pensée pour leurs proches ou pour le programme qu’ils ne finiraient jamais de tourner ?
Je caresse du bout des doigts l’épais dossier de feuilles volantes qui couvre mes cuisses.
- Tu veux la voir, dis ?, insiste le chauffeur de taxi.
- Qui ça ? Ah, pardon, votre amie…Oui, bien sûr.
- C’est moi qui l’est prise en photo, devant une station Pemex, ça faisait quatre jours qu’on se fréquentait.
Je me penche vers le siège avant, en prenant garde de ne pas faire tomber mon dossier, pour attraper la photo qu’il me tend. Sur le papier cartonné et comme mordillé, une gamine, vingt ans tout au plus, sourit béatement au milieu d’une masse de cheveux foncés aux reflets roux, tous tirés en arrière, sauf une fine rangée qui dessinait un arc très régulier autour de son grand front rond. Elle était adossée à un poteau gris, sans doute un détail de la station essence. Jolie fille. Je pose un œil plus attentif sur mon chauffeur : il avait au moins une cinquantaine d’années, des trous dans la peau autour de sa tempe droite et jusque dans le creux craquelé de ses joues qui avaient dû être charnues un jour. Ses doigts gourds ne parvenaient pas à se courber tout à fait pour épouser la forme du volant qu’il tapotait entre deux coups de klazon. Le pauvre homme, comme il se leurre. Elle ne l’aimera jamais. Pourtant, sur cette photo, quelque chose me gêne, comme si le sourire de la jeune fille n’était pas stupide, mais simplement honnête. J’en viens à me demander si une gamine ne pourrait pas, après tout, aimer un vieux chauffeur de taxi s’il est drôle et plus galant avec elle que tous les petits prétentieux de son quartier.
- Tu vois, está guapita, no ? Et puis parfois elle me fait tourner en bourrique, la petite. Mais tu sais, elle est jeune, alors elle vit toujours chez ses parents, à trois quarts d’heure de chez moi. Je vais la chercher tous les mercredi et un samedi sur deux. Je l’emmène faire un tour de patelin. Elle adore mon taxi. Tu la verrais faire sa patronne, sa « madame importante », assise derrière, se tenant droite comme un soldadito. Parfois, j’ai l’impression qu’elle peut faire de moi ce qu’elle veut quand elle sourit. Je ne suis pas un macho, mais je ne suis pas non plus celui qui lui passera tout. Parce qu’après, Monse – elle s’appelle Monserrat- elle se prend pour une petite princesse avec ses airs de Carlotta pour que je l’emmène au Chedraoui ou au Cinemex. C’est qu’elle voudrait déjà mener la grande vie, la señorita.
3 commentaires:
hey!!! escribe mas, no seas huevona!
hey! escribe mas floja!
escribe mas floja!
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